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Fantaisie liquide

 

Fantaisie liquide

 

 

Aux crayons de couleur encore incertains, un soleil rudimentaire resplendit sur un paysage schématique vallonné vert et marron, avec, en bleu, des rivières et des ruisseaux simplifiés qui traversent ou qui descendent et qui débouchent sur un lac approximatif d'où s'élèvent, pour figurer une évaporation, des lignes verticales sinusoïdales, pour ne pas dire des petits serpents debout, qui forment, en remontant à nouveau en haut de page, des nuages gris, avec de petits traits rigides descendants pour figurer les précipitations au-dessus d'un paysage vallonné vert et marron, etc. Le tout agrémenté, toujours aux crayons d'autres couleurs, de quadrupèdes tous ressemblants, les plus grands étant les vaches et les plus petits étant les moutons, puis des oiseaux qui sont tous la lettre V et, dans son élément, un petit poisson très réussi.

Regardez-le bien : il s'est mis à remuer ses nageoires et à faire des tours. Le courant est déjà un peu onctueux et voilà qu'arrive un flot encore plus inquiétant. Une grande obscurité enveloppa notre poisson et quand il put à nouveau ouvrir les yeux, il s'étonna de ne pas voir à ses côtés le pneu englouti qui lui servait de refuge, ni la boite métallique rectangulaire qu'il respectait beaucoup parce qu'elle avait été un cercueil pour des sardines, ni la bouteille en matière plastique venue un jour d'autres latitudes transportant le souvenir parfois visible d'un hippocampe qui à jamais s'y emprisonna. Il n'y avait rien de tout cela et à la place, berçait une frondaison multicolore une essence fluide et transparente.

Je n'ai jamais vu une chose pareille dit notre poisson à un canard qui glissait à la surface qui venait quant à lui d'une ferme où on lui avait donné le nom de Rigaudon, en dépit de quoi il fut consommé en confit, mais seulement pour le tirer des dangers de son bassin contaminé. Le poisson n'a pas de nom, mais Rondise lui conviendrait qui résulte de la combinaison de rond et de surprise, car il avait une bouche en O qui lui donnait en permanence un air d'étonnement, qui plus est avec des bulles.

Poisson et palmipède s'en allèrent ensemble voir les cascades qui n'avaient pas une fonction uniquement sonore de bruissements et de cliquetis, puisqu'elles servaient aussi de douche à des humains bienheureux : c'étaient les naufragés et les noyés enfin en voie de réconciliation avec le fait d'être mouillés. Mais il y avait aussi Antoine Laurent de Lavoisier arrivé là en deux morceaux, la tête d'un côté, le corps de l'autre, et qui s'était recomposé pour faire un tout, à l'image de la synthèse de l'hydrogène et de l'oxygène.

En remontant des affluents et traversant trois arcs-en-ciel, voici que nos amis découvrent une gorge avec des rochers qui étaient ses amygdales et sur lesquelles trônait une divinité. Mon dieu ! s'exclamèrent-ils, est-ce que tu as un nom ? Pléthore ! dit la déité. Oh Pléthore comme tu es magnifique ! dirent Rondise et Rigaudon, débordant de ferveur, alors que l'apparition les aspergeait d'un arrosage de bienfaits.

Quand enfin se dissipa le brouillard de leurs yeux humides d'émotion, ils découvrirent de vastes étendues océanes sur lesquelles des nuages actifs et laborieux fabriquaient des cristaux géométriques et fractales qu'ils lançaient ensuite dans les airs et qui, une fois stabilisés, alternaient avec des gouttes en suspens, chacune reflétant de son point de vue la totalité de l'univers.

Traversant torrents et ravins, nos amis arrivent à la source de l'inspiration où venaient parfois des artistes de passage, dont la plupart repartaient bredouilles et néanmoins déterminés. Une jeune fille scrute patiemment les profondeurs. Elle est jolie dans sa brève robe aérienne toute en brises verdoyantes qu'elle porte sur le gris cétacé de sa combinaison de plongée qui l'étreint harmonieusement de la tête jusqu'aux pieds. Oui, sa tenue est originale, mais qui est-elle ? C'est la fille qui raconte des histoires. Ah ! Elle scrute donc patiemment les profondeurs. Voilà soudain un remous, une rumeur, quelque chose s'annonce, chut ! quelque chose doit arriver ; enfin un miroitement poétique remonte à la surface qu'elle saisit aussitôt du creux des mains et, sans que l'irisation ainsi pêchée ait eu le temps de filer entre les doigts, glou glou ! et ahhh ! elle n'en fait qu'une gorgée.

Arrivée par la courte-échelle de la fantaisie elle doit repartir bientôt par le toboggan de la pesanteur qui régit le monde, mais elle s'attarde auprès de Rondise et Rigaudon qui veulent savoir : Tu parleras de nous ? Oui, dit la fille qui raconte des histoires, mais j'ajouterai des îles, des fontaines, des moulins et des lavoirs. Puis une mare animée en permanence par des ondes concentriques ... Oh non, les ondes concentriques nous donnent des bâillements ; alors elle fit grandir la mare et mit à la place une profusion d'embarcations aux jolis noms : des barques, des barcasses, des bélandres, des birèmes, des bacôves, des brigantines, mais aussi en godillant vers d'autres lettres, des gabarres, des galéasses, des vaquelottes, des voiliers et des voirolles.

Ce ne fut que le début d'un triple jaillissement d'idées ; à tour de rôle et sans qu'on puisse dire qui proposait quoi, se formaient des récapitulations interminables de tout ce qui pouvait couler, ruisseler, déverser, nager, surnager, imbiber, imprégner, flotter, absorber, transpirer, dériver ... On débattit de questions de vocabulaire et on s'aperçut que rien n'empêchait de dire : il averse, il déluge, il tempête ; pour les ondées et la rosée faire des verbes était déjà plus ennuyeux. Pétiller, proposèrent en arrivant deux tortues parfaitement jumelles, ignorant et pour cause que ce verbe existait, et qui non contentes d'être identiques, monozygotes, équivalentes, réciproques et interchangeables, s'exprimaient évidemment à l'unisson.

Par enchaînements successifs on en vint à des bouilloires et à des lessiveuses à condition qu'elles fonctionnent comme les bateaux, par la seule force du désir, et des robinets à condition qu'ils ne gouttent pas et qu'ils ne s'ouvrent pas plus que nécessaire quand les gens se lavent les dents ; il y avait aussi un puits fiancé à une nappe phréatique dans un jardin survolé d'un retour de lucioles et d'insectes lumineux pour tous ceux, de plus en plus nombreux, qui n'en ont jamais vu ; il y avait aussi deux icebergs réunis réconciliés, un mille-pattes perdant pied dans une flaque ; ni mascaret ni tsunami, ou sinon seulement là où il n'y a personne ; en bout de liste il y avait aussi un mirage où on peut se baigner et batifoler ; dans un couffin voguant dans un courant, un bébé qui, devenu grand, allait voir un jour la mer s'ouvrir en deux morceaux pour lui permettre de se frayer un chemin et d'y marcher ; un protozoaire ou bien un bathyscaphe; un marsouin expliquant à un monsieur que la conservation des espèces ne veut pas dire les mettre dans des boîtes de conserve ; un potager, un citronnier et des fraisiers pour le menu soupe-sorbet-sirop de la fête de mariage du puits et de la nappe phréatique, admirable dans sa traîne haute nature d'algues, de reflets et d'escargots.

Mais la musique ? Ah oui ! Il nous faut d'une musique les accords ! que les ondes nous amènent Au bord d'une source, Liszt au piano !  

Brav'eau ! Brav'eau !

Sur ces applaudissements, un fondu final submerge image et mélodie, en les diluant.

 

mai 2012  

 

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